La scène se déroule en 2004 à Chicago, dans un petit bar de banlieue à l’ambiance enfumée. Un jukebox joue Baby Bash, le tube de l’été, sans pour autant parvenir à faire remuer qui que ce soit ; dans la pénombre où seules les lampes de quelques tables de billard éclairent d’une lumière blafarde les rares joueurs, on peut tout de même distinguer un vieux zinc. Celui-ci peine à cacher l’imposante bedaine du barman dont l’odeur puissante de sueur se mélange à celle du tabac ambiant. Devant lui, sur un tabouret, une femme à demi-couchée sur le comptoir marmonne quelques injures en réclamant un autre scotch.
« Ca suffit comme ça, Shonda, tu as assez bu pour ce soir, dégages de mon bar. – J’vais m’casser d’toute façon ! Il puuuue, ton rade, Joe… Et toi aussi, tu pues… beuuuh… – Tu ne sais plus ce que tu dis. Barres-toi, et vas gagner un peu de fric pour payer ton ardoise. – J’saiiiiis comment j’vais l’gagner, ton puuuutain d’fric… J’vais créer une série. Une puuuuutain d’sér… d’série. Et je vais me couvrir de thunes, je pourrai me le payer, ton taudis, et toi avec ! – Ha ouais ? Je serais curieux de savoir ce que c’est, ta série. – Tuuuu sais c’qui marche ? Les machins à … – elle étouffe un rot – à l’eau de rose. Les gens qui se bécotent ! Paaarce que tu vois…. les gens… y … Y z’aiment ! – C’est drôlement original, Shonda. Tu as trouvé ça toute seule ? – J’ai des diplômes, connard ! Littérature anglaise, écriture créative, maîtrise de cinéma et de télévision… J’ai même eu une bourse ! Aaaa… Alors j’m’y connais, môssieur ! – C’est vrai qu’avec ça, pondre une série à l’eau de rose, ça valait le coup de faire des études. Et ta série, ça se passera où ? – Dans… Heuuu… Qu’eeeesse qui marche… Ha heuuu biiiiin, comme dans l’autre série là, leeeee truc des urgences, là « Urgences », ouais, c’est ça. – Une série à l’eau de rose dans un hôpital ? Misère, quelle révolution. Et les héros ? – Ce… Ce sera l’histoire de héroooos heuuu… des fois… ils sont contents, pis des fois, y sont pas contents… c’est la vie, tu vois. – Okay, c’est vraiment trop con ton truc. Casses toi de mon bar. » 0Et pourtant, ce que Joe ne savait pas, c’est que ce soir là, il venait de virer de son auguste établissement Shonda Rhimes, qui allait devenir la créatrice de la série à succès « Grey’s Anatomy« , série qui relate les aventures hospitalières à l’eau de rose de héros qui des fois sont contents, pis des fois, y sont pas contents. Mais c’est la vie, tu vois.
- Même l’affiche est originale, c’est dire.
J’aimerais pouvoir vous dire que le pitch est moins navrant que ce que je viens de vous soumettre, mais hélas non. Alors, d’où peut venir le succès de cette série ? De ses héros ? Parlons-en.
Mérédith Grey (au 1er plan) : le personnage principal de la série, elle se pose plein de questions existentielles. Du coup, elle fait même la voix off de la série qui donne le ton en début et fin d’épisode, avec des dialogues probablement issus d’un skyblog (« Il faut vivre au jour le jour, carpe diem » ou « Des fois, on a pas confiance en soi, mais c’est pas grave, il faut foncer quand même« ). Cependant, bien que les scénaristes n’en parlent jamais, on voit bien que Meredith Grey a un terrible problème aux muscles faciaux : en effet, elle passe le plus clair de son temps avec la bouche légèrement entrouverte et l’air triste. Elle peut changer l’angle d’inclinaison de ses sourcils ou de sa tête pour tenter de s’exprimer, mais c’est à peu près tout.
- Meredith Grey, position 7 » la penseuse » : tête penchée, sourcils au repos
Miranda Bailey (à gauche de Meredith Grey) : La chef black, surnommée « le dictateur » en français, « le nazi » en anglais. Certains programmes télés en déduisirent que bon, si on avait pas traduit, c’est parce que la série était trop géniale et trop osée pour les français, que c’était vraiment trop top, et que ça montrait bien que nos amis américains avaient bien de l’avance sur la France en terme d’inventivité télévisuelle (je vous raconterai une autre fois comment j’ai bricolé dans mon garage un générateur à série française, à partir d’une liste des concours de la fonction publique et de celle des inscrits au cours Florent). Elle a le rôle là encore incroyablement original de la dure qui a quand même un fond gentil. C’est recherché.
- En hommage à son surnom de nazi, Miranda Bailey tente de ressembler le plus possible au sergent Hans Schultz, casque compris
Derek Shepherd (à droite de Meredith Gray) : le médecin bellâtre mais rebelle (sa pilosité faciale est là pour en témoigner) qui tente sans cesse de couchailler avec l’héroïne de la série, et avec qui il a une histoire très compliquée (comme dans « On peut pas avoir une histoire simple sinon il n’y a pas de série »). Il porte le doux surnom de Docteur Mamour (quelle incroyable trouvaille scenaristique qui nous prouve bien que tout cela n’a pas été écrit pour des gamines de 12 ans) et possède le pouvoir spécial « Air cool« . Par exemple, il a l’air cool quand il court. Il a l’air cool quand il est en colère. Il a aussi l’air cool quand il fait une greffe de coeur à une petite fille uniquement armé d’un bic. Un personnage beau et cool qui entretient une relation complexe avec l’héroïne ? Là encore, trop d’originalité, c’est terrible.
- Hmmm, qu’est-ce que j’ai l’air cool avec un dossier…
Preston Burke (tout à droite) : C’est le meilleur. Mais sous sa carapace, lui aussi a un petit coeur tout mou (ho ?). Evidemment, il est confronté au doute, mais ne veut pas devenir autre chose que le meilleur, donc quitte à tricher, il … oui, non, je m’arrête là, vous avez saisi, c’est caricatural.
- Dans une série américaine, quand tu es le meilleur, ça se voit parce que tu as forcément des articles de toi-même au mur.
George O’Malley (tout à gauche) : C’est le petit gros de la bande. A ce titre, il a donc le droit d’être le compagnon comique de la troupe, qui n’est là que pour les conneries (même si sous sa carapace de rigolo bat un cœur gros comme ça, vous êtes surpris, hein ?). Quand je dis comique, je parle de comique de série américaine : le gars qui bégaie quand il ne faut pas, qui glisse sur la seule peau de banane de l’hôpital, qui se retrouve toujours là où il ne faut pas quand il ne faut pas… Heureusement que Shonda Rhimes était diplômée en « écriture créative », pas vrai ?
- Moi aussi, un jour, j’aurai l’air cool
Isobel « Izzie » Stevens (la seule blonde, il y avait déjà une brune et une châtain) : La blonde de service. Évidemment, elle a un passé de mannequin (comme beaucoup de médecins), fait tourner les têtes mais est toute gentille et dynamique bien qu’elle cache sous cette apparence trompeuse un cœ… Attendez, qui a dit redondant ? Apparemment, vu le succès de la série, personne n’a dû le remarquer. Ou alors il y a un nombre improbable de jeunes filles de douze ans dans ce pays.
- N’oubliez pas de bien choisir votre médecin traitant
Cristina Yang (la seule asiatique, au centre, en haut) : pour compléter les minorités visibles, voici l’amie asiatique. Évidemment, elle a hérité de toute la fourberie de son peuple, et se bat pour réussir. Elle tente évidemment de couchailler avec le meilleur (celui qui a des articles et des photos de lui-même sur son mur), mais ça lui pose plein de questions existentielles. Trop dure, la vie. A noter que son pouvoir spécial est d’être incroyablement moche, puisque ses yeux sont espacés d’un bon mètre, lui permettant de nager avec les mérous sans que ceux-ci la considèrent comme une étrangère.
- Je vous laisse les garçons, on m’attend en chirurgie.
Richard Webber (plutôt noir et plutôt tout en haut) : c’est lui le grand chef. Évidemment, il commande mais est le père de substitution de notre héroïne qui vient lui compter ses malheurs (« Hoooo non, Derek m’a encore repoussé, il dit n’être pas encore prêt » – « Tiens Meredith, je te donne ta journée pour te remettre de cette déception, vas manger de la crème glacée devant la télé pendant que tes patients se noient dans leur vomi« .) ; bref, il es à la fois chef et confident… Il est un peu à Meredith ce que Moncolonel est à Rambo. Et ce n’est pas peu dire.
- Approche petite fille… Oui, conte moi tes malheurs. Tu n’es pas bien, là, sur mes genoux ? Tu as déjà vu un trilili ?
Bref, je ne vais pas tous vous les faire, parce que bon, faut pas déconner quand même. Mais vous avez compris le topo : mieux vaut ne pas aller chercher à comprendre le succès de cette série auprès de ses personnages. Le scenario alors ?
Ha, malheureux, naïfs que vous êtes !
Non. Pour être clair, chaque épisode fonctionne de la même manière. Vous savez, c’est un peu comme Dr House : on sait bien qu’au bout de 15 minutes, il a pas trouvé le bon diagnostic ; on a envie de lui dire « l‘épisode fait 45mn, attends encore 20 minutes et ça va tomber tout seul« , mais non. Il attendra la 35e minutes pour s’apercevoir en regardant une petite fille passer avec une sucette que « Nom d’une pipe, faites une radio des reins à mon patient !« . Et hop, il trouve.
Grey’s Anatomy, c’est donc ça : en début d’épisode, la voix off de Meredith (voix qui donne envie de se jeter du haut d’une falaise tant elle est joyeuse) parle d’un thème donné, comme par exemple, la superstition. Et là, tout l’épisode, pouf pouf, tous les personnages deviennent soudainement superstitieux. Et l’épisode d’après, ne le sont plus du tout, car le thème de l’épisode est « la dépression », et ils sont donc tous dépressifs. Malgré toutes ces gargantuesques incohérences, ça marche, donc. Heureusement, la série repose sur des ficelles grosses comme Carlos pour ne pas trop perturber le spectateur :
– Si un mec finit dans le coma, on hésitera à le débrancher, mais s’il n’a pas une importance suffisante pour rendre sa mort dramatique, il se réveillera frais comme un gardon pour aller pleurer dans les bras de sa famille retrouvée histoire de faire chialer dans les chaumières.
– Si un patient dit « Vous êtes le meilleur médecin, j’ai confiance en vous » , il meurt obligatoirement. Hélas, je ne rigole pas, et ça arrive un paquet de fois d’après ce que j’ai vu (et je suis loin d’avoir tout vu, heureusement). Ca permet juste de faire que le médecin en question se remette en cause comme une vulgaire lycéenne qui vient de se faire jeter par Brandon malgré sa nouvelle jupe spécial rencard.
– Si quelqu’un dit « Pourvu que X n’arrive pas« , X franchit immédiatement la porte ; si X est un évènement, X se produit aussitôt.
Et autres ficelles que je vous passe.
N’empêche, mon conseil si vous vous retrouvez un jour propulsé dans Grey’s Anatomy (façon de parler, bien sûr) : évitez de prendre trop d’importance, des fois que vous tombiez dans le coma, dites à votre médecin qu’il est une sombre merde, et enfin, n’hésitez pas à crier très fort « Pourvu qu’Ewa Sonnet top less n’entre pas dans ma chambre ! » (vous pouvez remplacer par Brad Pitt si ça vous chante)
Et là, c’est dans la poche.
En tout cas, si vous arrivez jusqu’à la fin de l’épisode en supportant l’idée générale, les personnages, le scenario et le philosophie pourrie de l’héroïne en voix-off, vous tomberez sur la scène finale, elle aussi fort originale à l’heure actuelle : un bon morceau de musique US avec des personnages qui se parlent, se font des câlins sous la pluie, etc…
Ce qui me permet de soulever un point important : en France, on imagine mal une série française se finir avec un morceau de chanson française en fond sonore pour rythmer le tout. Ça semblerait perturbant. Mais aux Etats-Unis, c’est devenu un rite quasi-obligatoire (là encore, la série innove donc).
Alors pour un français moyen qui n’écoute et ne comprend guère les paroles, ça donne :
Une rue de Seattle ; un couple en blouse s’embrasse sous une pluie torrentielle (il n’y a pas de demi-mesure dans la pluie dans Grey’s Anatomy ; soit il fait beau, soit la moitié de la Méditerranée tombe sur la gueule des passants) :
« Je t’aime Mérédith. Depuis toujours et pour toujours Tanana shalalala tanana shalalala tananana…. – Moi aussi Derek, je t’aime, plus que ma vie. Tananana shalalala tananana shalalala tananana – Viens, il fait froid, allons prendre un café TADADADA« 0C’est pas romantique, ça ?
Pour un américain ou un français avec une bonne oreille ça pourrait donner :
– Moi aussi Derek, je t’aime, plus que ma vie. Tonight, I’m gonna shot my load… On your G-spots
– Viens, il fait froid, allons prendre un café GET YOUR ASS READY BITCH« 0
Il n’y a pas à dire, ça rendrait quand même autrement. Finalement, il y aurait peut-être de bonnes choses à faire avec cette série.
En tout cas, une nouvelle fois, et tout comme dans le cadre de l’affaire Harry Potter (allez chercher dans les vieux articles, tas de branlotins), on me demandera comment je peux en savoir autant sur le sujet. Et une fois encore, je vous ferai la même réponse : si vous voulez approcher une jeune ingénue, ça vous aidera toujours de connaitre ce grand moment de télévision. Et si elle est vraiment fan, n’oubliez pas de crier « Pourvu que tu ne viennes pas nue dans ma chambre !«
Amusez-vous bien.
Mais… mais alors… pourquoi le Tour de France (see older posts, you fucking assholes)? Ce n’était pas pour approcher une jeune ingénue (c’est pas un pléonasme, ça, d’ailleurs?).
Je me perds en conjectures, telle la police dans une affaire complexe (non, pas un épisode de Navarro, j’ai dit une affaire complexe).
Le Tour de France, c’était un enlèvement, c’est bien différent.
Euhh… Est-ce que vous rigolez, dans la partie du billet avec le dialogue ayant pour fond sonore une chanson vulgaire ? Parce que bon, ça me chagrinerait un tout petit peu que ma soeur me laisse marcher vingt minutes sous la pluie ou manquer de me faire violer dans la rue pour regarder ça.
Pour la chanson, rassurez-vous : les paroles originales de la série sont plus proches de « Je t’aime fort fort comme un gros caramel mou » une fois transcrites dans la la langue de Molière. Pour le dialogue par contre, c’est à peu près de cet acabit. Un poil pire, peut-être.
Par contre, si votre sœur vous abandonne pour regarder ça, pour une somme tout à fait modique, une batterie de voiture et deux pinces crocodiles, je peux lui rappeler le sens des priorités.
Merci d’avoir éclairé ma lanterne, je pourrai désormais hocher la tête d’un air entendu quand d’aucune prononcera l’expression « docteur Mamour » devant moi.
A votre service.
N’oubliez pas de le frapper avec un objet contondant peu de temps après qu’il aie prononcé ce surnom, tout de même.
Connais ttu (oui tu connais sûrement) cette excellente série qui s’appelle Scrubs, très intelligement traduit en franaçsi par « oubib or not toubib » (putain ce qu’on est drôle nous les français, j’en peux plus de rire).
Ben c’est comme grey Anatomy, en drôle. Les même ressorts les mêmes trucs et tout. Mais drôles. Et du coup, c’est tout de même vachement moins chiant.
Évidemment que je connais, tu supposes bien.
Mais oui, là c’est drôle : quand ils tombent dans un cliché, ils se roulent dedans pour bien assumer le ridicule jusqu’au bout (mais dans la bonne humeur). J’aime ça.
J’espère un jour pouvoir écrire quelque chose sur cette merveilleuse loi obligeant la traduction de tout titre d’œuvre en français.
ouais, à mon avis, ce sont des étudiants qui ont le double cursus langues O + écoles de commerce option marketing. Des littéraires de l’extrème quoi.
Puis-je toutefois faire remarquer qu’en France, donner à un film un titre anglais ou sonnant comme tel, n’ayant strictement rien à voir avec le titre original, également en anglais comme de bien entendu, est une tradition qui se suit de plus en plus souvent… Témoins, Good morning England ou, plus ancien, Rasta Rocket. Twilight, comble de l’originalité, on mixe l’anglais ET le français! Par contre, apparemment, le Commando des Batards, ça passait mal. Et du coup, on ne s’est même pas donné la peine de changer le titre. Quel dommage…
Ouais, dernierement, le film « How to make friends and alienate people » (qui est tout de meme aussi drole que Sim) est devenu « Un Anglais à New York ».
Quel gout.
Je me suis toujours demandé quel(s) professionnel(s) travaillai(en)t là-dessus.
Ca mériterait la mort dans tous les cas.
Ecoute, je sais pas, je sais juste qu’on est des purs maniaques du concept. Un autre exemple avec Hooligans, ou la France est apparemment le seul pays à avoir traduit sur la péloche les hurlements de supporters anglais. Du coup, ca donne des gros balèzes anglais qui crient « Moi j’fais des ptites bulles… »
Honnetement, venant de Priscilla, ca m’aurait moins étonné je pense.
Encore ces fautes d’impératifs. Rolala.
Et moi aussi je fais des fautes. Dans quelle époque nous vivons.
Oui, la mauvaise habitude du tutoiement sans penser à l’impératif. C’est comme le futur et le conditionnel ça, si on fait pas attention, on passe pour une truffe.
J’ai honte.
Je suppose, ô dieu connard, que vous connaissez, a contrario des mièvreries pour midinettes, les excellentes séries que sont « The Wire », « Oz », « Six feet under », « Rome » et, dans un autre style, « The Big Bang theory » ?
Dans le cas contraire je vous somme prestement de les visionner sous les plus brefs délais !
Je les connais.
Chère Odieux, hormis votre très juste analyse de cette série qu’est « Urgen… » euuhh je voulais dire « Grey’s anatomy », vous auriez quand même pu apprécier et saluer son excellent générique « Cosy in the rocket » de Psapp. Qui je pense, fut un très important fédérateur pour son public…de la série je veux dire…
Bien à vous!
pas terrible ton analyse de la série et des persos . Je connais certains fans de la série, les fameuses ingénues bien plus incisif que toi, notamment sur Meredith et Derek. Sans dec, c’est tout mignon ce que tu nous a pondu
Allez, un petit instant culture, puisque comme tout connard, on aime ça
Cette série a une subtilité. Le titre fait référence au Gray’s Anatomy, très fameux livre de médecine sur l’anatomie.
Voilà, c’est tout pour moi